Un livre frontière
On lit parfois un livre mais parfois on entre dans une histoire, une mémoire à l'opposée de la nôtre. On franchit une frontière. Il faut juste avoir conscience que franchir ce pas transforme notre regard, nous transforme car on entre dans une zone où les mots, le silence, les traditions, les corps, les absences et les graines portent autant de vérité que les faits.
Une histoire non racontée, mais transmise
Ce roman n’essaie pas de convaincre et c'est ce qui en fait sa force. L’autrice ne plaide pas. Elle montre, sans commenter. Et c’est précisément cette posture, presque documentaire dans sa retenue, qui rend le récit bouleversant. On assiste on ne compatit pas, on est loin du pathos malgré les violences, la dureté, .... Parce qu’il ne s’agit pas d’émotion mais de conscience.
Le parcours de l’héroïne, effacée, silencieuse, traversée par la violence d’un système, se construit en creux : dans ce qu’elle ne dit pas ce qu’elle regarde, ses choix, parfois incompréhensibles si l’on reste dans une lecture occidentale du monde ; Sauver les graines avant son propre enfant, se couper les cheveux en signe de renoncement, c’est lire selon d’autres codes. Ceux d’un peuple où la terre et les ancêtres comptent autant que le présent immédiat.
La terre comme corps. Les graines comme mémoire
Il m’est difficile d’exprimer à quel point la question de la terre irrigue ce roman. Pas comme décor. ou ressource. Elle est un être. L’agriculture, ici, n’est pas domestication, mais lien avec les éléments, connection. Les graines sont sacrées, non pas pour leur rendement, mais pour la mémoire qu’elles portent. À l’heure où les firmes OGM redessinent le vivant selon la logique du profit, ces quelques poches de semences deviennent des actes de résistance.
La société de l'uniformité et du profit
La violence contre les minorités quelles quels soient révèlent qu'elle est systémique et atteint toute la sphère du vivant au nom du profit ; les graines disparaissent emportant avec elles une diversité, une culture, des gestes ancestraux, une mémoire. L'arrivée de Mansontau aux Etats-unis est révélateur sous promesse d'aider et de décupler les rendements, il impose une graine unique, une dépendance des agriculteurs au laboratoire, une éradication des fermiers bio et du vivant car lorsque des graines brevetées arrivent avec le vent dans leur ferme, plainte est formulée contre eux et ils perdent alors tout. Le vivant devient breveté à acheter. On peut aller plus loin alors, on se demandant jusqu'où peut aller ce profit et s'interroger sur notre société d'aujourd'hui : que vend-on aujourd'hui et à quel prix ? Notre attention, concentration, ... Existe-t-il ne serait-ce qu'un mot pour désigner ce type de piraterie ?
L’école qui apprend à oublier
Un passage m’a particulièrement frappée : celui où l’héroïne prend conscience que l’école occidentale enseigne l’oubli. Oubli des ancêtres, de la langue, du territoire, des rythmes du vivant. L’apprentissage est ici déconstruction de soi. L’éducation devient l’outil premier de la colonisation, en imposant des savoirs hors sol, abstraits, normatifs, coupés de toute réalité organique. Cette remise en question me touche particulièrement et rejoint des questions que je me pose bien souvent : ne faudrait-il pas remettre des savoirs faires au coeur de l'école et recréer le lien avec le vivant ?
Une écriture sans pathos, mais d’une puissance rare
Enfin, il faut dire un mot de l’écriture elle-même. D’apparence simple, elle opère par effacement. L’émotion est toujours contenue, la narration distanciée, presque clinique. Mais c’est justement ce choix qui crée un choc. En se tenant en retrait, l’autrice oblige le lecteur à faire le travail : à voir, à penser, à juger. Ce n’est pas un récit qui vous prend la main. C’est un texte qui vous pousse dans le réel, sans filtre.
C'est un énorme coup de coeur !
- Autrice : Diane Wilson / Traducteur : Nino S Dufour
- Titre original : The Seed Keeper / 2021 / Milkweed Editions
- Paru en mars 20224 en France / 384 pages
- Editions : Rue de l'Echiquer / Collection : Fiction
Quel billet ! Whaouh, tu donnes envie, évidemment !!
RépondreSupprimerVendu !
RépondreSupprimerTu en dis juste assez pour me faire noter ce titre. je vais voir si ma BM peut me le prêter.
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