La science-fiction est bien plus qu’un simple exercice d’imagination débridée : c’est un miroir aux reflets parfois dérangeants, souvent enrichissants, qui nous renvoie une vision amplifiée de notre monde et de nos interrogations les plus fondamentales. Avec Protectorats, recueil de nouvelles de Ray Nayler publié dans la collection Quarante-Deux du Bélial’, c’est une plongée vertigineuse dans les méandres de la mémoire, de l’identité, et de notre capacité à comprendre l’altérité qui nous est proposée.
Un univers cohérent et profond
À la manière d’un roman, Protectorats rassemble quatorze récits qui, bien qu’indépendants, forment un tout d’une remarquable cohérence. Nayler, polyglotte et grand voyageur, infuse son œuvre de ses expériences à travers le monde, faisant vibrer chaque texte d’une authenticité rare. L’auteur ne se contente pas de peindre des univers futuristes : il les ancre dans des préoccupations profondément humaines, explorant les répercussions de la technologie sur la mémoire et l’identité.
Dans notre mémoire, le monde n'est pas exactement le monde passé. Même notre histoire personnelle est déformée. Il n'y aucun terrain ferme dans notre esprit, aucune vérité sur laquelle s'appuyer.
La nouvelle inaugurale, Mélopée pour Hazan, pose d’emblée les fondations thématiques de l’ouvrage. Une scientifique, obsédée par les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, utilise une technologie qui lui permet d’observer le passé à travers les yeux des morts. Mais ce regard sur l’Histoire, au lieu de la libérer, l’enferme dans une spirale autodestructrice, illustrant comment la mémoire, altérable et subjective, façonne notre perception du présent et du futur.
Nous ne sommes pas la somme de nos neurones, nous sommes la structure de leurs connexions. Nous sommes une structure incarnée dans la matière. Nous constatons maintenant que nous appartenons au monde de l'information. L'âme est devenue information. Tout cela peut paraitre tiré par les cheveux pour l'auditoire, mais songez à ceci : un jour nous pourrons tous nous télécharger.
Des androïdes et des questions éthiques
L’un des fils rouges de Protectorats réside dans les récits mettant en scène des androïdes, questionnant leur humanité et notre propre définition de ce qu’est un être vivant. Les nouvelles comme Père ou La Mort de la caserne de pompiers n°10 offrent une réflexion poignante sur l’empathie et la conscience, où les robots ne sont pas seulement des outils, mais des miroirs des humains. Dans ces récits, Nayler dépeint des relations complexes, empreintes d’une poésie inattendue, entre humains et intelligences artificielles, brouillant les frontières entre le vivant et l’artificiel.
La peur est un tunnel. Tous ceux qui ont eu peur le savent : la vision périphérique se réduit à ce qui est juste devant nous. Et ce qui est devant vous est grossi et amplifié.
Mémoire et altérité : un dialogue avec La Montagne dans la mer
Protectorats résonne particulièrement avec La Montagne dans la mer de Ray Nayler, un roman qui explore des thématiques similaires. Dans ce dernier, l’auteur s’intéresse à la communication et à l’altérité à travers une pieuvre d’une intelligence hors norme, remettant en question notre capacité à percevoir et à comprendre des formes de vie radicalement différentes.
Il me semblait absurde de n'aimer que ceux qui me ressemblaient et négliger ceux qui vivaient dans d' autres mondes. Absurde et arrogant.
Dans les deux ouvrages, Nayler soulève une même interrogation : l’humanité peut-elle vraiment comprendre l’altérité, qu’elle soit technologique, extraterrestre, ou animale ? Là où Protectorats s’attarde sur les androïdes et les IA comme reflets de nos propres contradictions, La Montagne dans la mer élargit cette réflexion à d’autres formes de vie. Les pieuvres du roman, capables de culture et de transmission de savoir, rappellent les androïdes de Protectorats, porteurs d’une mémoire collective et d’émotions qui échappent souvent à leurs créateurs humains.
Une invitation à penser autrement
Protectorats est une œuvre dense, exigeante et d’une grande sensibilité. Chaque nouvelle, tout en développant ses propres enjeux, participe à une réflexion plus vaste sur ce qui nous définit en tant qu’êtres humains. La mémoire, l’identité, l’éthique de la technologie, et notre rapport à l’autre sont autant de thèmes que Ray Nayler dissèque avec une précision remarquable.
Que vous soyez amateur de science-fiction ou simple curieux en quête de récits à la fois accessibles et profonds, Protectorats est une invitation à réfléchir sur notre monde et ses possibles futurs. Dans la lignée d’auteurs comme Ursula K. Le Guin ou Ken Liu, Ray Nayler se distingue par sa capacité à conjuguer exploration imaginative et profondeur humaine, faisant de ce recueil une œuvre à ne pas manquer.
Un voyage fascinant qui, à travers des univers multiples, interroge : et si nos créations, qu’elles soient mémorielles ou artificielles, en savaient plus sur nous que nous-mêmes ?
- Auteur : Ray Nayler / Traducteur : Henry-Luc Planchat
- Date de sortie : 28 septembre 2023 / 432 pages
- Editions : Le Bélial / Collection : Quarante Deux
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