J’ai refermé Défense d’extinction avec cette impression rare et presque troublante que quelque chose avait été déplacé en moi. Le livre n’offre ni apaisement, ni résolution : il travaille en profondeur, comme une faille sismique encore active, lente mais irréversible.
Dans ce roman polyphonique, Ray Nayler poursuit l’exploration commencée dans La Montagne dans la mer, mais en élargissant le cadre : ce n’est plus seulement la conscience animale qui est interrogée, mais les conditions mêmes de la survivance, de la mémoire, de la relation dans un monde technologiquement saturé, écologiquement fracturé, moralement incertain.
Une narration éclatée : dire la dislocation
Les premiers chapitres m'ont déstabilisée ; On passe d’un point de vue à l’autre sans indication claire. Les récits s’entrelacent, se contredisent, parfois se croisent, parfois non. Ce morcellement formel m’a d’abord déroutée. Puis j’ai compris qu’il ne s’agissait pas de confusion, mais d’un choix éthique et esthétique : le monde que Nayler dépeint est disloqué ; comment pourrait-il être raconté de manière linéaire ?
Chaque fragment devient une tentative fragile de tenir quelque chose ensemble mais rien n’est jamais stable. Le monde y est toujours en tension.
Conserver, ou se transformer ?
Le titre : Défense d’extinction, est piégé. Défendre contre l’extinction ? Ou défendre l’idée que certaines extinctions sont nécessaires ? Le roman travaille cette ambiguïté sans jamais la trancher. Il pose une question dérangeante :
Que veut-on vraiment sauver ? Les espèces ? Ou l’idée que l’humain peut encore les sauver ?
Les humains du roman agissent à travers des technologies avancées mais le lien sensible au vivant est souvent absent ou corrompu. Même ceux qui veulent « préserver » agissent parfois comme ceux qui exploitent : en collectant, en stockant, en modélisant. Le savoir devient extraction. Et la mémoire elle-même peut devenir une forme de colonisation.
La force du texte : ses interstices
Ce que j’ai trouvé le plus fort, ce ne sont pas les personnages eux-mêmes ; parfois assez froids mais ce qui circule entre eux : des gestes, des absences, des silences. On comprend peu à peu que certaines espèces (réelles ou fictives) transmettent leur savoir d’une génération à l’autre, comme les semeuses d’autrefois, par des gestes, des intuitions, des lieux. La culture devient vivante, située, incarnée et donc mortelle.
Cela résonne avec ce que l’on peut percevoir dans certaines cultures autochtones, où la nature n’est pas un objet à défendre, mais un réseau de relations à maintenir, une responsabilité partagée, un monde habité de présences. Nayler semble s’en inspirer sans exotisme, en montrant à quel point une autre manière de percevoir l’environnement engage une autre manière d’être au monde.
Un roman sans réconfort mais pas sans espoir
Il ne faut pas lire Défense d’extinction en espérant une révélation finale ou une morale réconciliatrice. Le livre refuse le soulagement et ne donne pas de réponses. Il trouble et pousse à penser autrement, à se méfier de ce que l’on croit savoir et à écouter ce que l’on n’entend pas encore.
Peut-être est-ce cela, son véritable pari : rendre possible une autre forme d’attention. Une attention qui ne cherche pas à résoudre, mais à rester ouverte, poreuse, curieuse. À l’image des pieuvres de La Montagne dans la mer, ou de certains gestes de transmission qui passent inaperçus mais construisent pourtant un monde.
En refermant le livre
Je reste habitée par cette lecture. Elle a déplacé mon regard. Elle m’a ramenée à mes propres contradi
ctions, à mes propres zones d’ombre. Elle m’a rappelée que l’extinction n’est pas seulement un effondrement biologique : c’est aussi l’érosion lente de nos façons de penser, de sentir, de transmettre.
Et dans ce monde qui semble courir vers sa propre fin lire un roman comme Défense d’extinction, c’est peut-être déjà résister à l’effacement.
- Auteur : Ray Nayler / Traducteur : Renaud Guillemin
- Editions : Le Bélial / Collection : Une Heure Lumière
- Paru le 22 mai 2025 / 160 pages
Le fond me semble passionnant mais j'ai des réserves sur la forme qui semble très déconcertante.
RépondreSupprimerQuel billet tentateur : tu en dis juste assez pour me donner envie. Merci.
RépondreSupprimerTrès belle recension ! Merci.
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