Je viens de refermer la première nouvelle de "Colorer le monde" de Mu Ming, et je ressens le besoin de laisser décanter. Ce texte ne se contente pas de nous lancer dans une idée de science-fiction audacieuse ; il met en lumière une fracture qui est déjà en train de se creuser, silencieusement, au cœur de notre propre monde.
L'illusion de l'augmentation : Quand la vision enrichie appauvrit l'humain
Dans cette nouvelle, certains humains ont choisi de s'augmenter grâce à des implants visuels. Leur perception est modifiée, enrichie en apparence. Mais cette augmentation va bien au-delà de ce qu'ils voient : elle transforme leur langage, leur pensée, leur rapport aux autres. Un fossé se creuse alors, insidieux, entre les porteurs d'implants et ceux qui restent "non augmentés".
Ce fossé n'est pas seulement technologique. Il est cognitif, symbolique et social.
Très vite, on comprend que ce monde ne fonctionne plus sur la base d'un langage réellement partagé. Les mots subsistent, mais ils ne renvoient plus aux mêmes expériences. Derrière un même terme, les perceptions divergent au point de devenir intraduisibles. Et lorsque le langage ne permet plus de traduire l'expérience, il cesse d'être un lien.
C'est là que la violence apparaît. Une violence silencieuse, sans cris, sans coups, mais une violence réelle, surtout pour ceux qui s'en trouvent exclus.
La disqualification cognitive : Quand penser "autrement" devient une faute
Les non-augmentés ne sont pas seulement perçus comme archaïques ou dépassés. Ils sont disqualifiés cognitivement. Leur manière de penser, de raconter, de ressentir le monde devient suspecte, inefficace, inutile. Ils ne parlent plus la langue dominante, même s'ils utilisent encore les mêmes mots.
La mère de l'héroïne incarne cette exclusion de manière poignante. Elle lit, elle écoute, elle raconte. Elle accorde plus d'importance à l'écoute qu'à la vision, au récit qu'à l'immédiateté du visible. Dans ce monde obsédé par l'image et la perception directe, elle paraît transparente, presque inexistante.
Le renversement saisissant : La richesse invisible du monde
Et pourtant. C'est là que le texte opère un renversement saisissant : celle que l'on croit pauvre en perception est en réalité celle qui possède la vision du monde la plus riche.
Ses œuvres sont complexes, stratifiées, profondes. Elles demandent du temps, de l'attention, une capacité à entrer dans l'univers de l'autre. Mais les porteurs d'implants, avec leur vision augmentée, ne voient dans ses créations que du plat, du vide, de l'insignifiant.
Ce qu'ils ne perçoivent pas, c'est que cette pauvreté ne vient pas de l'œuvre… mais de leur propre regard. Leur perception, pourtant technologiquement enrichie, est devenue pauvre en profondeur, incapable de saisir ce qui ne se donne pas immédiatement à voir. Pour comprendre la mère, il aurait fallu « soulever le couvercle », accepter qu'elle ne soit pas transparente, reconnaître que certains êtres recèlent des richesses invisibles à ceux qui regardent trop vite.
- Auteur : Mu Ming / Traducteur : Gwennaël Gaffric
- Date de sortie : 7 novembre 2025 / 128 pages (les deux nouvelles)
- Editions : Argyll / Collection : RéciFs








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