« The Stringer » : quand l’image révèle ses angles morts


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J’ai choisi de regarder The Stringer sur Netflix parce que la photographie de Kim Phuc en fuite fait partie de ces images qui ont façonné mon imaginaire dès l’enfance. Une image si forte qu’elle semble appartenir à tout le monde. Une image qui semblait, jusqu’ici, avoir un auteur incontestable. Le documentaire vient perturber cette évidence et dévoile ce qu’on préfère souvent ignorer : la manière dont se fabriquent les “héros visuels”.


Le documentaire avance que la photo n’aurait peut-être pas été prise par Nick Ut, mais par un pigiste vietnamien, Nguyen Thanh Nghe. La thèse dérange, précisément parce qu’elle touche à un symbole. Elle dérange aussi parce qu’elle remet en lumière des pratiques dont j’ignorais tout. La manière dont le travail des pigistes, des soldats, des locaux était récupéré, renommé, réattribué à des photographes plus visibles, souvent occidentaux. La façon dont certaines agences pouvaient acheter des clichés quelques dizaines d’euros, décider de la paternité officielle, et verrouiller ensuite toute contestation. Une violence silencieuse, presque bureaucratique, qui laisse un goût amer.

J’ai suivi la reconstitution proposée par le film, ses analyses techniques, ses modèles 3D, cette enquête minutieuse menée par des personnes qui n’ont, semble-t-il, aucun intérêt dans l’affaire. Ma surprise a grandi en découvrant les différences entre des photos prises au Leica ou au Pentax, entre un 35 mm et un 50 mm. Ces éléments, pour un photographe, ne s’inventent pas. Ils se voient, ils s’entendent, ils s’éprouvent. Comment aurait-on pu ne pas le savoir à l’époque ?

Ce film met en lumière un mécanisme profondément ancré dans l’histoire du photojournalisme. Les noms qui deviennent célèbres ne sont pas toujours ceux qui déclenchent l’obturateur. Les institutions choisissent qui incarne le courage, qui représente la vérité, qui mérite la reconnaissance. Elles façonnent la mémoire collective en décidant quels visages, quels noms et quels récits survivront. Le reste disparaît dans les marges, comme s’il n’avait jamais existé.

C’est dans ce silence que se glissent les pigistes, les fixeurs, les photographes locaux. Ceux qui connaissent les ruelles, les risques, les tensions. Ceux qui travaillent à proximité immédiate du danger, bien plus près que les reporters occidentaux qui, eux, bénéficient de protections, de statuts, de relais institutionnels. Leur vulnérabilité est immense. Ils sont essentiels à la production des images, mais presque toujours absents des crédits. Leur travail nourrit pourtant l’imaginaire visuel mondial. Leur nom s’efface tandis qu’un autre prend la place, porté par la puissance d’une agence ou d’une rédaction internationale.

Ce que dévoile The Stringer, c’est ce phénomène d’effacement, rendu presque invisible tant il est ancien. Une image iconique peut devenir le pilier d’une narration officielle. Cette narration s’impose ensuite comme une vérité inamovible. Elle entre dans les musées, les livres d’histoire, les manuels scolaires. Elle se transmet sans être questionnée. Le film ouvre une brèche dans cette solidité apparente et rappelle que la mémoire collective est aussi une construction. Elle dépend de hiérarchies, de rapports de force, de décisions éditoriales, et parfois d’une simple signature posée au bon endroit.

Cette prise de conscience transforme le regard porté sur la photographie de guerre. Elle oblige à reconnaître que nombre des images que nous voyons aujourd’hui dans les conflits sont réalisées par des photographes locaux, souvent sans assurance, sans contrat clair, sans garantie de protection. Leur nom circule à peine. Leur travail est repris, recadré, réattribué, intégré dans des récits qui ne parlent jamais d’eux.


Le documentaire ne règle pas la question de la paternité de la photo. Il n’apporte pas de certitude définitive. Mais il révèle la fragilité des histoires que l’on croyait immuables. Il rappelle que ce que nous croyons savoir dépend autant de l’image que des institutions qui la diffusent. C’est ce vacillement qui importe. Non pour abattre une icône, mais pour comprendre que derrière une photographie célèbre se cachent souvent des vies effacées, des fragilités, des injustices, et une mémoire façonnée par d’autres mains que celles qui tenaient l’appareil.



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